Un manager sous l'objectif

Luc tapote nerveusement sa souris tout en scrutant l'écran de son ordinateur. L'air soucieux, il revérifie pour une énième fois son tableau de bord des correcteurs azotés. - 10 %. Ce chiffre l'obsède. - 10 % de réalisé par rapport à l'objectif que le patron lui a donné six mois plus tôt. " Il rêve le boss alors que le marché baisse de 15 % ", clame tout haut Luc, seul dans son bureau en ce lundi matin de début septembre. Ce technico-commercial, d'une quarantaine d'années, figure pourtant parmi les meilleurs vendeurs de l'entreprise avec ses 8 000 t d'aliments commercialisées annuellement.

" Et en plus, il nous demande une progression de 3 % ", marmonne-t-il tout en secouant la tête de désapprobation. Le téléphone sonne, le tirant de ses pensées. " Bonjour Luc, c'est Philippe. Pour le contrat en 6 de novembre, mets-moi 30 t au lieu de 40 t. Je vais me débrouiller pour le reste, on compensera avec du colza… "

Et encore un… Luc soupire tout en faisant remarquer à l'éleveur qui l'appelle : " Tu n'as pas peur de perdre du lait ? T'as un bon troupeau. Tes vaches vont accuser le coup. " Son interlocuteur répond rapidement : " T'inquiète, j'en fais mon affaire, je t'ai dit. Allez, je dois filer. Bonne journée. "

Ce " bonne journée " est de trop pour Luc qui, de rage, envoie balader d'un coup de pied la poubelle sous son bureau. C'est à ce moment-là que son patron arrive sur le seuil du bureau. " Je peux te parler deux minutes ? Je viens de jeter un oeil à ton tableau de bord sur les correcteurs azotés. Qu'est ce qui se passe ? C'est quoi ce - 10 % ? " Passablement énervé, Luc répond du tac au tac en tendant le combiné du téléphone. " Tiens, Michel, si tu crois que c'est si simple que cela, appelle donc Philippe des Hautes Forges. Il vient de réduire de 10 % sa commande. Hier, c'était Sébastien, le fils d'André de La Lande du Feu. Lui, il divise par deux ses contrats avec nous et refuse de me dire ce qu'il fait pour le reste. Alors dis-moi, je fais comment ? "

Luc regarde droit dans les yeux son patron. Celui-ci, gêné, passe la main dans ses cheveux grisonnants. " Bon, oui, je sais que ça tire dur. Mais j'ai perdu du terrain sur les semences cette année. Faut donc que je compense sur d'autres secteurs. Tu as toujours su te sortir de situations difficiles. Tu vas bien te débrouiller pour me remonter ce chiffre, non ? "

Hélène Laurandel